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Des écrits poétiques et littéraires agrémentés de photos ou de tableaux et aquarelles... le monde sensible transfiguré par les mots et les couleurs.

Les Nibelungen (deuxième chapitre)

Publié le 14 Octobre 2014 par Nicole Fack in Récit

Hagen et Kriemhild

Hagen avait tout intérêt à ce que Kriemhild ne se marie pas, et il faisait tout pour renforcer ses exigences. Il le faisait fort adroitement. C'était un diplomate, un créateur d'obstacles aussi. Il savait comment s'y prendre avec un caractère exigent comme celui de Kriemhild. Souvent, il parlait avec elle, comme un confident. Depuis la mort de son père, c'est lui qui occupait cette place. Il lui disait:

-Kriemhild, il faut être plus conciliante, ne soyez pas si exigente, examinez vos prétendants avec attention, vous vous décidez trop rapidement, beaucoup de traits de caractère ne se révèlent qu'à la longue. il savait qu'en parlant ainsi, il la rendait plus brutale avec ses prétendants: en raison de son jeune âge, Kriemhild inclinait à faire le contraire de ce qu'on lui conseillait. Elle disait à Hagen:

-Que dis-tu là? quels trait de caractère mettent longtemps à se manifester? dis-le moi.

-L'intelligence, par exemple, disait-il, l'intelligence peut être une vertu bien cachée - en tout cas chez la plupart des hommes.

-Quelle sorte d'intelligence devrais-je exiger de l'homme qui se tiendra à mes côté? Je vais te le dire: une intelligence telle qu'elle éclipserait toutes les autres... ou bien penses-tu qu'il me faut épouser un homme moins intelligent que moi?

-Bien sûr que non, mais la bonté, disait-il, faisant comme s'il allait la contredire, la bonté ne peut se mesurer que quand elle se manifeste, et elle ne se manifeste qu'en cas de nécessité.

-Et qu'est-ce que tu fais, si la bonté ne se manifeste pas? Admettons que la détresse me touche au bout de dix ans, je fais quoi si la bonté bien cachée de mon mari ne vient pas?

-Alors, il ne resterait qu'à compter sur vous-même et sur vos amis.

-C'est exactement ce que je fais déjà. Tu es mon ami, Hagen, je me repose sur toi, et sur moi aussi.

-Se marier, c'est prendre un risque, disait Hagen. Il savait que ce n'était pas malin de lui donner raison: elle aimait qu'on lui résiste.

-Oh, non, disait-elle, Dieu qui est au ciel a donné des yeux aux humains, afin qu'ils voient le monde et qu'ils sachent lire dans les coeurs. On peut effectivement voir les qualités de coeur dans les yeux des hommes, et si au premier coup d'oeil, on n'aperçoit pas la bonté, c'est qu'elle ne s'y trouve pas, j'en suis persuadée, Hagen.

-Et comment devrait être celui que vous accepteriez pour époux?

-Il faudrait premièrement que sa tête soit plus entraînée que ses poings. Ce qu'il tient de la nature, ce dont il a hérité, la renommée dont il jouit, tout cela devrait se rapporter à ses qualités de coeur. il faudrait qu'il soit pourvu de beauté, de bonté, d'un caractère inflexible, fait de force et de tempérament.

-Et vous n'avez jusqu'ici rencontré aucun homme pourvu de ces qualités?

-Si, peut-être, mais il manquait autre chose.

-Et quoi donc? demandait Hagen.

-La richesse. Il me faut un homme riche, très riche, quelqu'un qui nous donne plus qu'il ne reçoit !

-Mais, j'ai vu les princes les plus riches, parmi vos prétendants.

-Alors, ils n'avaient pas bonne réputation, rétorquait Kriemhild.

-Ah, disait Hagen en faisant mine de se rendre, vous êtes dure avec vous-même, Kriemhild.

-Non! riait-elle, si celui qui me convient n'arrive pas, j'attendrai.

L'autre exigence dont elle ne parlait pas, c'était la rang du candidat. Hagen était bien conscient de cet obstacle. Il s'entretenait volontiers avec elle et leurs joutes oratoires confirmaient Kriemhild dans la conviction qu'elle était un être unique. Qui n'en aurait pas été persuadé en se frottant à un esprit aussi aigu que ce lui de Hagen !

Pour lui, ces conversations avaient un double aspect. D'une part, elles lui permettaient d'affirmer sa puissance à la cour. Que Kriemhild n'abaisse pas ses exigences écartait le danger d'un époux moins docile que le roi Gunther. Mais d'autre part, ces conversations étaient porteuses d'amertume. Son état de compagnon était bien inférieur à ses possibilité. Toutes les qualités attendues par Kriemhild, il les possédait. D'accord, il n'était pas aussi riche que souhaité, mais il était plus que tout autre apte à générer des richesses. D'accord, il n'était pas aussi rempli de cette bonté qu'elle semblait tant apprécier, mais il était certain de pouvoir la feindre parfaitement. Et, qui sait, cette qualité-là pouvait peut-être s'acquérir? Mais toutes ces pensées étaient parfaitement inutiles: Hagen n'avait pas le rang suffisant.

La puissance de Hagen von Tronje à la cour des Burgondes se renforçait à mesure que s'éloignait l'éventualité d'un mariage de Kriemhild. Il jouissait d'une position incontestée.

Pensons à Hélène, cette figure saillante de la mythologie grecque. Comme la situation de la femme est différente dans la chanson des Nibelungen! A Hélène, on n'a pas demandé son avis: quand elle fut en âge, son beau-père, Tyndare lui écrivit pour lui signifier qu'elle devait se marier, ensuite, il lui choisit un homme et elle fut donnée au plus riche. Une telle chose serait impossible dans le cas de Kriemhild, jamais son frère ne lui aurait imposé un époux. Dans la chanson des Nibelungen, les femmes sont beaucoup plus émancipées que ne l'étaient les Grecques.

Notons, d'ailleurs, que si Kriemhild avait été moins autonome, la légende même n'aurait jamais existé !

Les Nibelungen (deuxième chapitre)
Les Nibelungen (deuxième chapitre)
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