LE TIROIR À PHOTOS (2)

HASSAN

Au fond du tiroir, il y avait cette photo un peu écornée et tout à fait exotique. En fait, chaque fois que nous fouillions dans ce sac à souvenirs, faisant émerger dans le désordre, les conscrits et les nouveau-nés, les communiants et les mariés, elle émergeait, tenue entre deux doigts, et elle ne suscitait que ce commentaire détaché:

-Ça, c'est le fils du cousin Jean, celui qui est parti aux colonies pour faire fortune...

-Et il a fait fortune?

-Personne ne le sait. On a reçu cette photo quand il est mort. C'est un notaire de là-bas qui nous l'a envoyée. En somme, disait Maman, c'est votre cousin. Il s'appelle Hassan, c'est tout ce qu'on sait.

Et la photo repartait au fond du tiroir, se mêlant aux sombres images de mon père prisonnier de guerre ou de notre oncle mort pour la France. Hassan, c'était un rayon de soleil lointain, sur une île à peine située sur le globe. Nous ne savions rien de lui, si ce n'est qu'il ne nous ressemblait pas, à nous qui sommes blonds et pâles. Le cousin Jean, qui n'avait pas fait fortune, avait dû épouser une native noire, puisque, visiblement, son fils était métis.

Mais nous ne portions à ce vague cousin, qu'un intérêt médiocre. Les autres photos suscitaient des récits autrement plus riches et saisissants. Tel cousin, atteint de la tuberculose et photographié en communiant gisant sur son lit de sanatorium, tel groupe d'hommes bottés et sanglés dans leurs uniformes avant d'aller se faire exterminer sur le champ de bataille, tel autre groupe, de civils celui-là, montrant des réfugiés ardennais qui découvrent la mer aux Sables d'Olonne... ma mère ne manquait jamais de commenter avec humour: c'est grâce à Hitler que j'ai vu la mer, et elle ajoutait: j'aurais pu m'en passer. Bref, cette image de Hassan, fils de Jean, ce cousin improbable, en même temps qu'elle avait toujours été présente, nous était restée étrangère. Et puis voilà qu'hier, le passé tout à coup, a refait surface. Le fils du cousin Jean, le jeune Hassan !..

Mais il faut reprendre le récit calmement. J'étais hier au théâtre du Bourg Neuf pour entendre un concert. Des poèmes de Léopold S. Sanghor mis en musique et chantés par un Sénégalais, lequel était accompagné par un guitariste formidable. Une soirée agréable et presque intime, tant les spectateurs étaient peu nombreux. A l'issue du spectacle, nous nous sommes retrouvés dans un restaurant de la rue des Teinturiers avec les deux artistes pour prendre un verre et échanger quelques impressions.

Au bout d'un moment, je découvrais que le chanteur vivait à Malakoff, à deux pas de mon ancien domicile, et que son complice, guitariste virtuose, s'appelait Hassan, était originaire de l'île Maurice, et descendait d'une autochtone et d'un blanc venu des brumes du Nord-Est de la France. Hassan? ce prénom me disait quelque chose, bien sûr.

-J'ai, dis-je, un cousin éloigné qui porte ce prénom... et sa famille est originaire des Ardennes.

Hassan ne savait rien des Ardennes, si ce n'est que son grand-père en était issu. Jean Mauguière, dit-il, c'était le nom de ce grand-père ardennais. C'est aussi celui de ma famille maternelle. Mais cet Hassan-là ne peut être celui de la photo, il est trop jeune. J'étais perplexe. Je réfléchis un instant, et puis j'eus tout à coup un éclair:

-Et ton père, il s'appelait comment?

-Hassan, Hassan comme moi, dit Hassan...

Je crois bien que j'ai rencontré hier mon lointain cousin Hassan, issu de Jean l'exilé. Effectivement, Jean n'a pas fait fortune à l'île Maurice, mais il a fait souche et c'est ainsi que nous voilà, nous qui n'avons guère de dons pour la musique, apparentés à un guitariste génial !