DICK
Dick, c'était le chien. Personne n'avait besoin de raconter son histoire; personne ne la connaissait. Il était notre contemporain, notre compagnon, notre ami. Mon frère Jeannot qui faisait son service militaire en Allemagne pendant la guerre d'Algérie (le veinard !) l'avait recueilli alors qu'il errait apeuré, affamé, tremblant dans les rues proches de la caserne. Au vrai, c'est le chien qui l'avait adopté. Impossible de l'écarter. Il avait donc fini par le ramener à la maison, ce beau berger allemand qui avait dû recevoir pas mal de coups à en juger par son museau plein de cicatrices. Il lui fallut un peu de temps pour s'habituer: il paniquait dès que Jeannot sortait de son champ de vision; mais celui-ci n'était que permissionnaire, il dut rentrer à la caserne pour quelques semaines encore. Dick, nourri, cajolé, diverti adopta la famille, maman surtout, qui était à la maison avec lui, tandis que les autres partaient au travail ou à l'école.
C'est petit à petit que nous avons découvert ses incroyables capacités. Quand nous faisions semblant de nous noyer dans la Meuse, au cours de nos baignades estivales, il plongeait, attrapait le poignait dans sa gueule et ramenait le prétendu noyé de force sur la rive. (avec la marque des crocs sur son poignet !) Quand maman allait au marché, il ramenait dans sa gueule le lourd panier, fût-il rempli de viande, sans jamais être tenté d'y goûter. Quand la neige avait recouvert le jardin et que nous faisions des glissades, nous nous accroupissions en tenant dans nos mains l'extrémité de sa laisse et il nous tirait en tenant l'autre extrémité entre ses dents, car attacher sa laisse à son collier n'a jamais été utile. Le plus drôle, ç' a été le jour où l'épicière qui tenait boutique au-delà du jardin, de l'autre côté de la rue, à presque cent mètres, a mis dans le panier vide son chaton de quelques jours pour que Dick vienne nous le montrer, ce qu'il a fait à fond de train. Le pauvre chat, brinquebalé, faisait des bonds dans le panier, mais il arriva sain et sauf. Ces deux-là s'entendirent toujours beaucoup mieux que chien et chat !
Dick, sur les photos de notre enfance, est présent au retour de l'école, dans le jardin, au bord de l'eau. Il a vécu fort longtemps, plus de quinze ans, et sa mort nous a fait un terrible chagrin. La consolation, c'est que pour lui, nous avons pu faire ce qui est interdit pour les humains: il repose dans le jardin où il aimait manger les quetsches tombées et cueillir les groseilles à maquereaux en retroussant ses babines pour n'être pas piqué.