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nicolavignon.over-blog.com

Des écrits poétiques et littéraires agrémentés de photos ou de tableaux et aquarelles... le monde sensible transfiguré par les mots et les couleurs.

Le Tiroir à Photos (6)

Publié le 26 Août 2014 par Nicole Fack in Récit

LE SOLDAT

Dans le tiroir, il y avait de nombreuses photos relatives au service militaire, à la conscription,aux guerres. Petite, j'avais du mal à distinguer les époques, les circonstances: ces hommes, tous semblables dans leurs vareuses ajustées, se ressemblaient terriblement. Plus amusants étaient les groupes de conscrits. D'abord, ils ne portaient pas d'uniformes, ensuite, ils arboraient toute sorte de cocardes, brassards, écussons, chapeaux et képis qui leur donnaient l'air de fêter carnaval et non de se préparer à défendre la Patrie. Je me dis aujourd'hui que cette dérision devait servir à conjurer l'angoisse des jeunes gens face à ce qui paraissait alors une évidence inéluctable, la guerre. Depuis toujours, chaque génération avait payé son tribut à cette terrible mangeuse d'hommes et il n'y avait pas de raisons pour que ça change.

Une photo individuelle représentait un militaire, le pied gauche sur une sorte de marche, la main gauche sur la cuisse, le corps tourné vers le photographe. Image réalisée en studio et que l'artiste - la mention "studio d'art" figurait au bas du cliché - avait voulue moins raide, plus détendue que celles convenues, de la détermination guerrière.

Et le jeune homme qui habitait ce costume, c'était mon père. Les yeux clairs, la bouche charnue, les oreilles dégagées par la coupe réglementaire. Il ne souriait pas. Il faut dire qu'il était antimilitariste. Pas assez rebelle pour se proclamer objecteur de conscience, ce qui l'aurait immédiatement conduit en prison, il n'allait tout de même pas jusqu'à mimer la joie d'être incorporé dans l'infanterie.

J'ai mis longtemps à démêler tout ça. Comme je l'ai dit, le tiroir à photos n'était pas un initiateur correct à la chronologie. Cet homme-là, avec ses bandes molletières et son calot n'était pas un appelé du contingent. C'était un adulte mobilisé en 39 et ce qui pèse sur son absence de sourire c'est la séparation d'avec sa femme et ses enfants et la perspective de les abandonner peut-être pour toujours.

Mais celui qu'on appelait "le fils à Dartagnan" parce que son père était bagarreur, n'était pas à un paradoxe près. Mobilisé dans une caserne de proximité, il passa la drôle de guerre à faire le mur pour rejoindre sa femme, se faire épingler par les gendarmes, croupir au gnouf puis en ressortir pour faire le mur à nouveau. Ceci, en temps de guerre, était assimilé à une désertion devant l'ennemi, passible de la peine de mort. Le colonel avait pitié de la femme et des enfants, il envisageait seulement le bagne. Et puis ce fut Hitler qui trancha. Quand eut lieu la percée de quarante dans les Ardennes, notre père était aux arrêts de rigueur. Il n'eut pas l'occasion de se demander s'il suivrait sa conscience ou s'il tirerait. L'armée allemande le sortit de son cachot pour le conduire dans un stalag de Poméranie. Ce qui lui faisait dire avec humour: c'est Hitler qui m'a sorti de prison.

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