LES BÉBÉS
L'arrivée d'un nouveau-né dans une famille est un événement qui mérite d'être immortalisé par une photographie. Ce postulat ne date pas d'aujourd'hui. Dès l'invention de la photo, on a tenté d'immortaliser les bambins. Le tiroir contenait donc des portraits nombreux d'enfants rondouillards assis sur des peaux de moutons posées sur des guéridons ou sur des canapés. Le flash avait le plus souvent saisi l'innocent dans sa lumière crue et la surprise se lisait sur le visage effaré. C'est que l'éclair, autrefois, durait longtemps, un bébé ne pouvait pas sourire, je soupçonne même qu'il éclatait en sanglots immédiatement après.
La plus étonnante de ces photographies était celle qui représentait notre mère assise auprès de sa soeur jumelle dans un large fauteuil couvert d'une peau de bique. La couleur, d'abord: en 1911, on ne connaissait que le dégradé, pas forcément du blanc au noir en passant par le gris. Le sépia était alors très prisé et je ne sais pas si la photo d'origine était sépia, mais moi, je l'ai connue plutôt vieux rose. Les deux gamines ne sont pas nues - les bébés nus ce sera pour plus tard - elles portent une sorte de robe à fleurs à une seule bretelle dont on ne sait pas s'il s'agit d'un vêtement à la mode ou d'une sorte de sac pratique fourni peut-être par le photographe lui-même.
L'autre étonnement vient du fait que le cliché est monté sur un épais carton qui lui a permis de traverser sans dommages les décennies successives. Dans ce temps-là, on ne faisait pas les choses pour un jour et les familles modestes ne faisaient faire qu'un seul tirage. De ce fait, la plus ancienne de nos photos de bébés était en bien meilleur état que bien des plus récentes. Etonnant paradoxe !
C'était très amusant de regarder cette photographie et de se dire qu'on était plus âgé - on disait plus grand - que sa propre maman. Par quel procédé magique ce petit être fragile et un peu branlant avait-il pu devenir cette force sur laquelle nous pouvions nous appuyer et qui a su nous conduire, malgré les obstacles et les écueils, vers l'âge adulte? Le mystère demeure aujourd'hui encore, agrandi du fait que je sais maintenant qu'elle avait une grande fragilité, qui l'a conduite relativement jeune à la mort.
Aujourd'hui, je suis plus âgée que ma mère ne l'a jamais été. Je me retrouve dans cette position où j'étais enfant devant la photo du bébé, signe qu'après la période où la vie vous pousse en avant, vient la période où pour vous amener vers la fin, elle commence par vous ramener en arrière...!