Certains ont des albums, d'autres des boîtes à biscuits. Nous, nous avions un tiroir, celui de la grande armoire à linge qui se trouvait dans la chambre des parents. Le haut contenait les draps, les serviettes, les torchons; le bas, des vêtements. Deux tiroirs à mi-hauteur. Dans celui de droite, des médicaments de premier secours, dans celui de gauche, les photos.
C'était encore un temps de pénurie. le Guerre n'était pas loin. Il n'y avait pas d'appareil de photographie à la maison. D'ailleurs, nous possédions peu de choses et, faute d'avoir, nous tâchions d'être...
La principale distraction nous venait de la radio. La TSF, comme on l'appelait alors. De là nous venait la culture, parce qu'à l'époque, les gens de radio faisaient les choses sérieusement. Nous pouvions entendre des pièces de théâtre enregistrées à la Comédie Française, le lundi vers vingt heures trente. Ni star académie, ni ferme des célébrités, ni maillon faible. On apprenait encore qu'il est mal de regarder par les trous de serrure.
Le tiroir à photos était une autre distraction. Mais il arrivait toujours par hasard: un nom cité dans une conversation et dont le visage vous échappait, un moment de vacuité qui faisait à l'un de nous ouvrir le fameux tiroir... C'est qui, ça, Maman? et voilà le processus enclenché. Maman s'approchait du tiroir, identifiait la personne, racontait sa vie, ou du moins ce qu'elle en savait, puis, elle reposait la photo et ce faisant, croisait le regard d'un autre personnage dont elle commentait le portrait. Il faut dire que, pour initier les enfants à la chronologie, la méthode était complètement nulle. Les piou-pious de la guerre quatorze voisinaient avec ma photo de bébé et mon frère à vélo avec mon père à six ans... mais ce joyeux bric-à-brac ne nous posait pas de problèmes. Ce qui comptait, c'était le récit, les sourires pleins de nostalgie, les soupirs chargés de regrets, les traces de chagrin, les furtifs éclats de joie.