La famille Fuste habitait non loin du Palais des Papes, à l'ouest de la ville. Elle se composait du père, Hadrien Fuste, de la mère Julienne, de quatre garçons et de deux filles. En outre, vivaient également au foyer les parents d'Hadrien, tous deux âgés et rendus pratiquement impotents, l'une par les rhumatismes, l'autre par une jambe de bois consécutive à une campagne militaire désastreuse. Heureusement, l'activité d'Hadrien permettait de nourrir tout ce petit monde. Charpentier de son état, Hadrien collaborait à la construction et à l'entretien des nombreux bateaux qui sillonnaient alors la basse vallée du Rhône, faisant négoce du bois, des pierres de construction, du blé, des cultures maraîchères, et bien-sûr, du vin, ainsi que des objets divers et variés dont avait besoin la ville ou qu'elle fabriquait.
Toute la famille participait à l'activité: les fils, vigoureux gaillards, portaient les poutres tout comme leur père, et sciaient, rabotaient, clouaient à qui mieux-mieux. La mère et la belle-mère s'activaient en cuisine pour satisfaire l'appétit gigantesque des travailleurs, et le grand-père lui-même, clopinant sur sa jambe de bois, rendait de menus services, tandis que les filles, la grande et le petite, s'occupaient du linge et faisaient les courses en ville.
La famille Fuste faisait montre d'une belle énergie pour satisfaire à la demande toujours pressante, bien sûr, d'une clientèle de riches négociants exigeants. Philonarde les connaissait bien. Souvent, elle avait eu des éclairs en passant dans le quartier et elle avait vu s'activer la tribu. Les hommes, il faut le dire, étaient beaux: musclés comme des champions dopés à l'EPO, mais plus sains, Halés comme des vacanciers du Club Med, mais sans carotène ni crème hydratante, efficaces comme des ingénieurs mais sans recours aux sociétés de conseil. Les femmes, elles, cuisinaient bio, sans le savoir. Elles avaient une réputation d'excellentes cuisinières et il n'était pas rare que des mariniers, immobilisés par une réparation, fussent invités à se joindre aux plantureux repas qu'elles préparaient. Rien à voir avec les ratas immondes qu'on servait dans les gargotes du port.
Mais ce qui ravissait les visiteurs aussi bien que la famille elle-même, c'étaient les deux soeurs. Fraîches, légères, alertes et dotées de cette incomparable gouaille provençale qui ajoute l'esprit aux senteurs de lavande et de thym, elles donnaient à la famille une sorte d'allégresse qui faisait légers les billots, aisés les coups de masse et joyeux tous les instants d'une vie de labeur.
Le voisinage ainsi que le monde de la batellerie ne les désignait jamais autrement que "La Petite Fuste" et "La Grande Fuste" et, comme on ne les vit jamais autrement qu'avec un large sourire aux lèvres, on disait souvent: la petite Fuste rit, ou la grande Fuste rit. On finit même par désigner les bons mots et les blagues du nom de fusterie. C'est ce que Philonarde comprit le jour où elle entendit une jeune fille dire à son amoureux badin:
-Arrête tes fusteries !
Toute cette activité tomba en désuétude quand le chemin de fer détrôna la batellerie pour le transport des pondéreux. Le port d'Avignon disparut bientôt, on traça la Rue de la République et on perça la porte du même nom. La ville se détourna de son fleuve et le quartier sombra dans l'assoupissement. Mais il nous reste aujourd'hui deux rues en souvenir de la famille Fuste et des ses deux charmantes demoiselles: la rue de la Grande Fusterie et la rue de la Petite Fusterie. Ce sont les endroits où elles s'établirent quand à leur tour, elles fondèrent famille. L'une épousant un charpentier qu'avait formé son père, l'autre un négociant en vin dont le bateau avait subi une avarie grave un jour de crue, et que les Fuste avaient réparé avec leur habileté légendaire.