La journée du dimanche passe vite: un peu de cuisine, un peu de repassage, une séance de cinéma avec une amie, un verre pris le temps d'échanger sur le film et la voilà déjà somnolente sur son canapé. Philonarde n'aime pas regarder la télévision. Elle sacrifie au rituel du journal de vingt heures en grignotant, puis elle éteint et place un disque sur le lecteur: pourquoi pas Beethoven? Oui. Beethoven. Une sonate en sourdine pour rêver et se détendre. Les yeux mi-clos, bercée par le Clair de Lune, Philonarde retrouve la rue Pétramale. Une jeune fille y court, affolée, poursuivie par un garçon de son âge qui appelle à intervalles réguliers:
-Pétra ! Pétra !
La jeune fille porte un petit chapeau comme on n'en fait plus, une jupe qui montre ses genoux, une veste longue, épaulée, cintrée, des chaussures à semelles compensées en bois et des socquettes blanches. Ce sont les années quarante. Mille neuf cent quarante. Temps de pénurie, tissu rare, bas introuvables, sauf au marché noir.
-Pétra !
Le jeune homme aussi ressemble aux photographies de l'époque: pantalon de golf, chemise blanche sous un pull Jacquart sans manches tricoté main, cheveux fixés à l'eau sucrée. Visiblement, il n'a pas eu le temps de passer une veste.
Pétra commence à s'essouffler. Sa course se ralentit progressivement, tandis que le jeune homme, plus résistant, gagne du terrain.
-Pétra, bitte, warte ! (1) Quel est ce charabia? se demande Philonarde, du provençal?
-Sei lieb, Pétra, hör' mich mal ! (2) Oh, là,là, je n'y comprends rien ! Voilà que des étrangers auraient donné leur nom à une rue d'Avignon? On était bien ouvert à l'époque...
Hors d'haleine, Pétra s'est arrêtée. Elle s'appuie au mur, tout près de Philonarde qui entend sa respiration. Le jeune homme s'approche, essoufflé, lui aussi.
-Pétra, dit-il, je t'en prie, pardonne-moi... Entschuldigung... (3) Euh... sois gentille. Ne fais pas semblant de ne pas comprendre. Je ne voulais pas te faire de peine. Je t'aime, même si tu es Allemande. Tu n'es pas responsable de cette chiennerie de guerre. Je ne crois pas ceux qui disent que tu es une espionne. Je ne t'ai rapporté ces mots que pour te mettre en garde...
Il saisit ses mains qui sont toutes froides, il les porte à ses lèvres, soufflant dessus pour les réchauffer.
-Je voudrais te croire, dit la jeune fille. Peut-être que tu es sincère, mais notre relation est condamnée d'avance. Les autres ne la supporteront jamais. Ich muss dich lasse. (4) Quittons-nous. Wir haben keine Zukunft, David (5). Mais le David en question n'est pas d'accord.
-Tu es Allemande, je suis Français, mais nous sommes juifs tous les deux, et tous deux, nous sommes des victimes. Toi d'Hitler, moi de Pétain.
1- Pétra, s'il te plait, attends.
2- Sois gentille, Pétra, écoute-moi.
3- Pardon.
4- je dois te quitter.
5- Nous n'avons pas d'avenir. demain, suite et fin !...