Dans les dictionnaires que possédait Philonarde, le mot sentier ne figurait pas. La jeune femme se demandait s'il avait un rapport avec le nombre six ou avec le sexe. La rue comportant de nombreuses boutiques, elle la parcourait souvent. Chaque fois, jetant à la plaque un coup d'oeil rapide, elle se disait que ce nom étrange et familier à la fois devrait bien se décider à livrer son secret, mais aucune vision ne se présentait à ce sujet. Quand un mystère résiste, il est plus sage de le laisser décanter. Il est bien rare qu'au bout de quelques temps, il ne se produise un événement, petit ou grand qui déchire le voile.
Ce jour-là, rentrant de son travail épuisée, elle jeta son sac et son manteau sur le tapis, se prépara un Bourbon-coca et se cala dans le canapé. Il fallait à tout prix qu'elle se détende, sinon, elle allait étouffer... ou alors, elle finirait par étrangler son chef ! Philonarde somnolait vaguement quand elle eut une vision extraordinaire: c'était le soir; la rue du Vieux Sextier, méconnaissable, avait perdu ses pavés de marbre blanc - rue piétonne oblige - et ses boutiques modernes, au profit d'antiques pavés disjoints et de sombres échoppes aux devantures minuscules. Mais, ciel, quelle agitation ! Des voitures à chevaux la parcouraient dans un grand fracas de roues de fer, rebondissant sur les pavés inégaux. Dans tous les sens, des gens s'agitaient, s'interpellaient, riaient. Visiblement, on était au XVIII ème siècle. Les hommes qui sillonnaient cette artère animée étaient vêtus d'une manière raffinée: bas de soie, chaussures à talons carrés et à boucles d'argent, vestes magnifiques taillées dans de riches brocards. A cette époque, la rue n'était pas fréquentée par le populo !..
Philonarde était subjuguée. Elle attendait avec curiosité le moment où elle verrait apparaître une de ces femmes en robe de soie qui la faisaient rêver, petite et qu'elle ne connaissait que par les romans, les tableaux et les films. Mais de femmes point. Elle dut se rendre à l'évidence: cette rue n'était fréquentée que par des hommes qui entraient deux par deux dans des estaminets surmontés de lanternes rouges ou jaunes ou qui en sortaient, joyeux, un peu éméchés, peut-être, parlant haut et riant fort.
Le troisième sexe, sans doute... bruyant et clandestin à la fois. A l'époque, on devait dire le tiers sexe, époque libertine et joyeuse à laquelle le dix-neuvième rigoriste et corseté mit fin assez sauvagement. Ce sont les bourgeois en habit noir, replets et bien-pensants, qui déformèrent l'appellation populaire, rue de l'ancien sexe tiers, qui n'avait bien-sûr, rien d'officiel, en rue du Vieux Sextier au sens énigmatique, qui recouvrir et effaça jusqu'au souvenir des turpitudes passées.
Ah, la bienheureuse puissance des mots ! Aujourd'hui, plus personne ne sait ce qui se passait là. La chape de plomb qui recouvrait le sexe tiers s'est allégée, mais la rue mercantile et banale, peuplée de commerçants honnêtes, a perdu ses rires et son parfum de transgression heureuse et l'a remplacé par l'odeur de l'argent, qui, dit-on, n'en a pas !.. mais on dit peut-être cela parce qu'on est habitué à sa pestilence.