Rue du Pont Trouca
Celle-là portait un nom encore plus mystérieux que toutes les autres. On n'y voyait aucun pont; elle ne menait même pas au fleuve. Souvent, Philonarde l'empruntait pour aller de la rue Thiers à la rue Louis Pasteur; comme ça, juste pour voir... et il n'y avait rien à voir !
En fait, cette rue porte le nom de l'un de ses honorables habitants. Un homme donc, nommé Trouca. Cet homme était l'image même de la bonté: sa maison était toujours ouverte au malheureux, au pauvre, au sans abri. L'immense fortune dont il jouissait suite à un héritage, il la dilapidait, disaient certains, en venant en aide à ceux que la société ne veut pas voir. Beaucoup le tenaient pour original. Il aurait pu acquérir une vaste demeure et mener grand train. Il avait préféré rester dans cette ruelle habitée par des gens simples. Si la bonne société le jugeait sévèrement, les gens simples l'aimaient à cause de sa générosité et de son immense compassion. On l'appelait "le Bon Trouca", mais nul ne savait pourquoi il renonçait ainsi à jouir de son héritage. Ce n'est qu'à sa mort qu'on découvrir que cette fortune provenait du commerce triangulaire pratiqué par son oncle, armateur à Bordeaux. L'idée de profiter d'un or gagné en vendant des humains faisait horreur au pieux Trouca. Il sauvait donc les hommes pour racheter le mal fait à d'autres hommes par son peu scrupuleux parent.
Un jour débarquèrent à Avignon de pauvres hères venus d'Alsace. Ils avaient fui des conditions de vie difficiles et erraient depuis des mois sur les routes du royaume, mendiant leur pain, fiévreux et anémiques, ne trouvant nulle part où s'installer tant ils effrayaient les gens par leur allure dépenaillée et leur parler incompréhensible. Le bon Trouca, lui, les accueillit. Il les nourrit, les vêtit et quand ils eurent repris des forces, il leur trouva du travail. Les pauvres Alsaciens lui vouèrent une reconnaissance éternelle et, en toute occasions, ils parlaient avec ferveur du "pon" Trouca qui les hébergeait si généreusement. Quand on leur posait la question, ils disaient habiter chez le "pon" Trouca, rue du "pon" Trouca. C'est sous ce nom qu'elle fut désignée pendant longtemps, de manière ironique par ceux qui voulaient imiter l'accent des réfugiés alsaciens.
... Et puis, le temps passa. La ville entreprit de poser des plaques identifiant les rues, et c'est ainsi que tout naturellement, le brave hommes étant depuis longtemps oublié, le bon Trouca devint officiellement le PONT TROUCA.