Le pharmacien ! Je vous demande un peu... n'empêche, ce sournois de commissaire avait insinué son poison dans ma tête. Le pharmacien, s'il était mon "vrai" père, devait être celui du patelin où j'avais erré un jour comme un idiot. J'avais beau repousser cette pensée et me dire que si cet homme avait engrossé ma mère, c'était sur ordre de mon Père céleste, la phrase du commissaire me revenait sans cesse. Il fallait que j'en aie le coeur net: j'y suis allé. Je suis entré dans la pharmacie sous prétexte d'acheter de l'aspirine et j'ai vu le pharmacien. Plausible. Un géniteur plausible. Grand comme moi, les yeux clairs et les cheveux itou, plus plausible, évidemment, que le Joe. Je tremblais en demandant mon aspirine et ma voix était mal assurée. Du coup, il me demanda, plein de sollicitude:
-Vous souffrez beaucoup, à ce que je vois; faites tout de même attention, ne dépassez pas six comprimés par vingt quatre heures, vous pourriez déclencher des hémorragies internes.
-Je sais, monsieur, je vous remercie, réussis-je à articuler. J'aurais voulu lui demander un rendez-vous pour lui parler vraiment, mais sous quel prétexte? Je payai et sortis. J'étais bien avancé. Le doute était en moi. Le sens de ma vie venait de prendre un virage et j'ignorais dans quelle direction la conduire désormais. Finalement, je m'installai sur un banc de la place, en face de la pharmacie, et j'attendis en rêvassant, l'heure de la fermeture, espérant vaguement que le pharmacien sortirait et que j'aurais le courage de lui parler. Vers dix-neuf heures, il sortit en effet et traversa la place en direction du café du même nom; je veux dire le Café de la Place. J'entrai derrière lui et me plaçai comme lui au comptoir. Il me reconnut et me dit:
-Vous allez mieux, jeune homme?
-Oui, je vous remercie. Si vous avez un instant, j'aimerais bavarder avec vous, on peut s'installer à cette table ? Il me regardait, un peu étonné, mais il me suivit et, chacun tenant sa bière, nous voilà assis autour du guéridon typique. A l'interrogation qui animait son regard, je répondis: Je me présente, je suis le fils ainé de Marielle, vous avez connu Marielle? Il s'étrangla en essayant d'avaler une gorgée de bière.
-Je savais bien que ce moment arriverait un jour. Ta mère prétend que je suis ton père, c'est ça?
-Ma mère ne prétend rien du tout. Je ne lui ai jamais rien demandé là-dessus. Mais beaucoup de gens le pensent. Je crois que j'étais le seul à ne pas le savoir !
-Eh bien, demande-lui, à ta mère, parce que, à ce jour, rien ne prouve que tu sois mon fils. Elle n'était pas vierge, ta mère, quand je l'ai sautée à sa demande, après le bal de la Saint Jean. Je n'avais pas de préservatif, elle non plus. On était un peu gris, on avait dansé et chanté avec les autres, et on a passé un bon moment dans un pré à l'écart. Nous avons recommencé une ou deux fois, mais nous savions l'un comme l'autre que nus ne nous aimions pas. Quand elle a commencé à s'arrondir, j'ai eu peur, mais elle n'a rien dit. Ses parents n'ont pas cherché à savoir, en tout cas, ils n'ont pas cherché à la faire épouser par le fils de notables que j'étais. Ç'aurait pourtant été une aubaine pour eux et pour elle. Je pense qu'elle était suffisamment honnête pour ne rien dévoiler. Maintenant, je vais te dire une bonne chose: fous-moi la paix ! Je suis marié, père de famille, et je ne permettrai pas que tu gâches la vie d cinq personnes.