Cet été-là a été pour moi une période à la fois de grande satisfaction et d'inconfort. Satisfaction, parce que notre cause est devenue vraiment très populaire, les gens s'agglutinant à notre groupe, organisant partout des meetings dans lesquels j'étais invité à prendre la parole; inconfort parce que j'étais sollicité pour rendre la vie aux mourants, pour guérir aussi bien les bobos que les cancers. Je souffrais beaucoup de ne pouvoir venir en aide à tous, je n'avais plus le temps de me concentrer suffisamment pour opérer quelque guérison que ce soit. Cela me peinait de décevoir, mais les gens semblaient prêts à me pardonner car je leur donnais l'espoir d'un monde meilleur, celui que préparait pour eux mon Père. Enfin, quand je dis les gens, je veux dire les petites gens, comme nous, pas les riches qui nous voyaient d'un mauvais oeil, pas les politiques, qui se demandaient si j'avais des intentions électorales. Pauvres idiots ! Je ne souhaitais que le salut des âmes par le retour aux vraies valeurs, celles de la Fraternité et de la Justice, mais à leurs yeux, c'était déjà trop. Je ne le savais pas, mais ça tramait dans mon dos.
Fin août, Jules revint me voir, me disant que tout était prêt, qu'il avait vérifié cinquante fois au moins et que la chute du système n'attendait plus que mon signal. La rentrée était là, j'avais annoncé la fin des temps obscurs pour septembre, c'était demain.
-Je suis en plein doute, lui dis-je. Mon Père ne répond plus à mes questions, on dirait qu'il m'a abandonné.
-On n'est que tous les deux, là, tu peux garder tes discours déconnants ! On le fout en l'air, ce système, oui ou merde ? En entendant ces mots, je commençai à me dire que mes disciples avaient peut-être raison de se méfier de Jules. Se pouvait-il qu'il n'ait rien compris ? Hypocrite lui-même, pensait-il que je mentais ? Je résolus de ne pas lui faire part de mes soupçons.
-Reviens dans trois jours, lui dis-je, j'aurai pris ma décision, et elle sera irrévocable.
La rentrée était le trois septembre. Inutile de dire qu'aucun d'entre nous n'était prêt à se remettre au travail scolaire: nous étions trop préoccupés par l'aboutissement de notre action. Je dis nous, mais en fait, tous les yeux étaient braqués sur moi. La veille de la rentrée, Maman me demanda:
-Dis-moi, Gros, (j'étais maigre comme un clou, mais chez nous, Gros est un nom affectueux) tu n'as pas préparé tes affaires pour la rentrée, tu n'as besoin de rien pour ta classe de terminale?
-Ça ira, dis-je, j'ai encore du papier et des stylos, je verrai quand j'aurai rencontré les profs... mon ton était las, comme si j'étais fatigué d'avance. Bizarre pour quelqu'un qui venait d'avoir deux mois de vacances. C'est ce que Maman me fit remarquer.
-Tu t'es fatigué au lieu de te reposer, mon fils. Tu vas avoir du mal au lycée, surtout que tu auras le bac à préparer. Je me demande si tu n'es pas allé trop loin avec toute cette affaire. Je me fais du souci pour toi: crois-tu qu'on va te laisser faire encore longtemps?
-Je n'ai pas le choix, Maman, je ne peux pas revenir en arrière, les gens comptent sur moi, je dois assumer, mais je suis conscient que je n'en ai pas fini avec les épreuves.