Ils s'y sont tous mis, tandis que moi qui restais rétif aux écrans, je m'abîmais dans la méditation. Le moment était décisif, il ne fallait pas que je perde le contact avec mon Père, le vrai. Puisque c'étaient les vacances, nous nous retrouvions tous les jours pour faire le point. Le buzz grandissait à vue d'oeil, des quantités de jeunes gens participaient au forum lancé par Mathias, cliquaient "j'aime" sur les murs de Facebook, et les blogs s'exportaient à qui mieux mieux... Mes camarades étaient de plus en plus excités: la fièvre montait. Toute cette activité, j'en référais à mon Père qui restait d'une grande sérénité, m'encourageant vaguement par des signaux lumineux dans le ciel ou l'arrivée intempestive d'un rossignol sur ma fenêtre. Heureusement que j'étais capable de tout interpréter ! Un jour, Mado qui nous accompagnait partout sans prendre la parole, s'approcha de moi et me tira par la manche. Elle semblait bouleversée, ses yeux humides montraient qu'elle venait de pleurer.
-Ma mère a eu un accident vasculaire; elle est dans le coma, il faut que j'aille à l'hôpital parce que les docteurs disent qu'il faut beaucoup lui parler pour qu'elle ne parte pas. J'ai la trouille, je ne sais pas ce que je vais pouvoir lui raconter. Tu n'aurais pas une idée?
-Raconte-lui sa vie, la tienne, celle du voisinage, n'importe quoi. Evite la mort de ton père, elle pourrait vouloir le rejoindre. L'essentiel est qu'elle sente ta présence, qu'elle s'accroche à la vie... je viendrai à l'hôpital cet après-midi. Pour l'instant, je ne peux pas laisser les compagnons.
Elle a remercié et je l'ai vue partir; sa démarche n'avait plus rien de provoquant, ses talons hauts étaient remplacés par des tennis, sa jupe avait rallongé et un châle couvrait ses épaules. Je me rendis compte que je ne lui avais plus jamais parlé en particulier depuis ce jour où nous avions fait l'amour pour la dernière fois. Un pincement au coeur, un début d'érection... ah, non, pas ça !
--Chris, ça n'a pas l'air d'aller, dit Jeannot en interrompant son rapport. Ne fais pas attention, continue, je t'écoute. Mais j'avais vraiment du mal à me concentrer sur ce discours assez hermétique pour moi. Ma tante était dans le coma, ça voulait dire que ma mère souffrait, que Mado souffrait et que moi aussi, je saignais en dedans à cause de cette femme que j'aimais et qui allait peut-être mourir. Jeannot avait terminé, ses camarades applaudissaient. Je pris la parole:
-Tout ça est très bien. Je vous félicite tous de votre action et de votre dévouement. L'heure de l'action approche, mais pour l'instant, je vous invite à prier avec moi pour la mère de Mado qui est dans le coma. Mon Père souhaite peut-être la rappeler à lui, mais je pense plutôt que c'est une épreuve qu'il nous envoie à tous pour nous dire que les gens que nous aimons peuvent nous être enlevés à tout moment et qu'il faut les aimer tant qu'ils sont près de nous. Tout le monde aimait Mado et compatissait. On se mit tous à genoux dans l'herbe, je m'adressai au Père à haute voix. En fait, c'était la première fois que je faisais une chose pareille. D'habitude, je leur recommandais de prier dans l'intimité et à vrai dire, je ne savais pas s'ils le faisaient, mais là, ils se joignirent à moi sincèrement et avec une certaine émotion.
L'après-midi, je me rendis comme promis à l'hôpital; mes plus proches disciples avaient tenu à m'accompagner. Eux aussi voulaient témoigner de leur amitié pour Mado, d'autant plus qu'ils avaient sûrement profité de sa disponibilité à l'époque où elle se donnait généreusement. Lucas, Marco, Jeannot, Mathia m'accompagnaient donc dans cette pénible expédition. Dans le bus, nous n'avons pas échangé un mot, chacun pensant à Mado qui avait perdu son père quelques années au paravant et qui risquait de se retrouver seule, si jamais sa mère ne "revenait" pas. Moi, je m'adressais mentalement à mon Père pour l'exhorter à nous venir en aide et à considérer la situation de ma cousine. Tout à coup, il me sembla que quelque chose se déchirait: le ciel nuageux s'ouvrit et un violent rayon de soleil éclaira la ville. Cela ne dura qu'un instant, les énormes nuages reprirent le dessus et tout redevint sombre. Il va faire de l'orage, dit Mathias. Tout le monde opina, sauf moi. Sous l'effet de cette déchirure, ma poitrine s'était dilatée, tout ce soleil était entré en moi, gonflant mon coeur d'une sorte d'allégresse: mon Père me parlait, mais je ne savais pas encore ce qu'il me disait. Comme nous descendions du bus à la station Hôpital, le tonnerre se mit à gronder, un éclair déchira le ciel.
-Merde, dit Lucas, on va se faire tremper ! En effet, courir en traversant la cour d'honneur n'y fit rien, c'est ruisselants que nous entrâmes dans l'établissement, essuyant autant que possible nos semelles sur l'énorme paillasson, secouant nos tignasses, sortant de nos poches des mouchoirs avec lesquels nous séchions nos joues et nos yeux. La préposée à l'accueil nous indiqua la chambre de ma tante, deuxième étage, escalier C. Je ne savais pas encore qu'un des événements les plus importants de ma vie allait se produire ici, mais je sentais mon coeur toujours dilaté à l'extrême, battre à tout rompre dans ma poitrine.