Ce fut une journée mémorable. La barque n'était pas assez spacieuse pour nous contenir tous les douze et nous avons fait deux voyages pour rejoindre l'île sur laquelle nous voulions faire notre pique-nique. L'endroit était tranquille et présentait en outre l'avantage de nous éloigner du "coin à Mado" aux abords duquel je ne passais jamais sans un léger pincement au coeur; comment y échapper?
Quand tout le monde fut là, on étala une nappe et on sortit les victuailles, essentiellement de la charcuterie, des tomates nature, un ou deux concombres et du pain. J'avais apporté de l'eau, mais il y avait aussi du vin et de la bière que l'on mit à rafraîchir dans le courant. On la boirait dans l'après-midi après la pêche, la sieste ou la lecture, selon les aptitudes et désirs de chacun. L'installation, les décisions, tout cela se faisait dans un joyeux vacarme et beaucoup de rigolades: les grands ados, qui sont gens profondément mélancoliques, aiment à le cacher en s'envoyant des vannes et des bourrades de faux coups de poing. Nous étions enfin installés en rond autour de la nappe, sirotant, pour l'apéro, un Martini fauché à son père bistrot par notre ami Mathias, quand notre attention fut attirée par un mouvement qui se produisait sur la berge face à notre île. Des gens s'installaient eux aussi, mais pas en rond autour d'une nappe, en ligne le long de l'eau. Ils ne mangeaient pas. Ils regardaient le paysage, sans rien faire. C'était leur droit, après tout. Nous sommes revenus à notre repas, mais Paulo attira à nouveau notre attention.
-Regardez, on dirait qu'ils nous font des signes. En effet, des bras s'agitaient là-bas, ils s'adressaient à nous, visiblement, mais on ne comprenait rien.
-Je me demande ce qu'ils veulent, maintenant, on dirait qu'ils crient quelque chose,.. mais on comprend rien à cause du vent. Puis se tournant vers moi: ils nous avertissent peut-être d'un danger, qu'est-ce que tu en penses? Je regardais tout ça depuis un moment. En effet, ces gens n'étaient pas de notre ville, pas de notre quartier, en tout cas. De plus, à ce que je pouvais distinguer, leur dégaine ne respirait pas la richesse. Moi qui m'y connaissais en pauvreté, je voyais ça au premier coup d'oeil. Je dis:
-Je crois que ce sont des SDF. Ces gens ont faim. Mathias, Jeannot, Marco, venez avec moi, emportez du pain et du jambon.
-Mais, on n'a rien de trop ! Et puis, ils sont vraiment très nombreux, que vas-tu faire?
-Confiance, répondis-je...
J'avais vu juste: sur la rive se tenait une bande de gueux dépenaillés, sans doute des réfugiés illégaux désireux de passer en Angleterre. Ils nous adressaient des paroles incompréhensibles, mais dont il n'était pas difficile de deviner le sens. Quand la barque accosta, ils nous aidèrent à l'amarrer et à descendre. Je leur fis comprendre qu'ils devaient s'asseoir et rester calmes. Mes compagnons me regardaient la bouche ouverte, serrant contre eux les sacs dans lesquels ils avaient fourré le pain et le jambon. Ils sont au moins cinquante, dit Marco entre ses dents.
-Ouvrez les sacs et suivez-moi, ordonnais-je en me dirigeant vers l'extrémité gauche du rang, où se tenaient rassemblés femmes et enfants. Je puisai dans le sac à pain et en tendis un morceau à la première, puis, je lui donnai aussi du jambon. Elle baisa ma main avec effusion. Je fis de même avec chacune, sans me soucier de partager, sans regarder au fond du sac si quelque chose restait. Quand j'arrivai aux hommes, il ne restait plus rien. Les malheureux me regardaient, avides, mes compagnons baissaient les yeux, pensant "on te l'avait bien dit" et moi, je regardais le ciel, cherchant l'aide de mon Père. Mais il devait faire la sieste, parce que je ne réussis pas à entrer en contact avec lui. Merde pensais-je, Tu pourrais T'acheter un portable, Tu n'es jamais là quand on a besoin de Toi! Les femmes qui mangeaient lentement, à toutes petites bouchées, se levèrent et partagèrent leur maigre pitance avec leurs époux, frères ou pères. Nous sommes remontés dans la barque, aidés, toujours, par les réfugiés, et nous avons rejoint nos amis sur l'île. Ils avaient suivi de loin, ils avaient compris. Plus personne n'avait faim. Nous qui n'étions pas riches, nous avions honte devant plus pauvres que nous. Sans nous consulter, nous avons remballé et, traversant à nouveau, nous avons déposé nos victuailles restantes aux pieds des malheureux. Ils se mirent à nous embrasser avec emportement, nous serrant contre leurs poitrines, et nous, nous riions comme des idiots parce que nous ne savions pas quelle attitude adopter.