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Des écrits poétiques et littéraires agrémentés de photos ou de tableaux et aquarelles... le monde sensible transfiguré par les mots et les couleurs.

Ah, mon père !

Publié le 17 Février 2014 par Nicole Fack

Tout allait donc ainsi cahin-caha. Ma mère ne tarissait pas d'éloges à mon sujet, vantant ma gentillesse, ma serviabilité, ma douceur, mon sens des responsabilités... pas comme son père, ce chaud lapin, ajoutait-elle à l'adresse de ses copines ou de ses belles-soeurs. Moi, évidemment, ça me faisait plaisir et j'en rajoutais: jamais je ne réclamais rien pour moi-même, jamais je n'étais en retard, jamais je n'oubliais de laver mon bol après le petit déjeuner et de laver aussi celui de mes frères, ces vandales! Je ne m'en rendais pas compte, mais je me gommais de ce tableau de famille auquel je n'appartenais plus, auquel je n'aurais jamais dû appartenir. Je me mettais au service de tout le monde, comme faisaient, dit-on les esclaves, mais qui se souciait des esclaves? Nul ne les voyait, nul ne me voyait vraiment. Je devenais transparent.

Seul le père Duciel me posait parfois des questions (banales au demeurant) : Comment ça se passe au collège? quelle est ta matière préférée? qu'est-ce que tu lis en ce moment? Il était bien le seul à se soucier de ce genre de choses. Ma pauvre Maman avait trop de chagrin, mes frères trop de mauvais coups à préparer, mon "père" trop de jupons à soulever. Le père Duciel s'est mis à me raconter un tas de trucs sur Notre Père, mais ça commençait à être compliqué: j'avais déjà deux pères: un génétique, un autre nourricier, le prêtre se faisait appeler "mon père", et au-dessus de tout ça, il y avait Notre Père, qui était donc aussi le mien. J'essayais de louvoyer entre tous ces écueils, me disant parfois que les orphelins ont bien de la chance. Mais à force de fréquenter les lieux de culte assidument et de m'y montrer plein de zèle, voilà que le père Duciel s'est mis en tête de me faire entrer au séminaire. Evidemment, pour un gosse de pauvres comme moi, c'était le moyen de faire des études gratuitement! C'est ce qu'il raconta à ma pauvre mère pour la convaincre:

-Il a beaucoup de qualités intellectuelles, votre fils, mais votre situation ne vous permettra pas de le mettre dans les meilleures écoles. Mélangé aux autres, il deviendra un élève banal, fera un métier banal, aura une vie banale. Il y allait fort, le prêtre ! Bien sûr que j'étais banal. Il recrutait, c'est tout. Moi, je voulais bien profiter du repas du dimanche, je reconnais même que j'avais de l'affection pour lui, mais de là à devenir prêtre, il y avait un pas que j'hésitais à franchir...

Maman aussi hésitait. Elle savait bien que je n'étais pas obligé d'aller jusqu'à la prêtrise, qu'à l'internat, je serais nourri gratuitement et mieux qu'elle ne pourrait le faire, mais elle sentait aussi que sans moi, si discret, si doux, si transparent, elle ne viendrait jamais à bout de ses deux vauriens. Un pragmatisme en vaut un autre: elle refusa. Je continuai donc de servir la messe et ma famille. Et plus je me faisais humble, plus je me persuadais que coulait en moi un sang supérieur que je sentais frémir, bouillonner, prêt à s'exprimer.

Ah, mon père !
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