A force de murmurer des prières, je finis par m'intéresser à ce qu'elles racontaient. Jusque là, et depuis mon plus jeune âge, ce n'étaient que des sons qui sortaient de ma bouche comme une musique. Les mots n'avaient aucun sens, je veux dire aucun sens profond. Un peu comme quand on dit bonjour machinalement, sans se demander si vraiment on souhaite à la personne croisée de passer réellement une bonne journée. Notre père, je disais. En disant ça, je m'octroyais non seulement un père, mais une énorme fratrie. De quoi se sentir moins seul. Et puis ce père, il n'avait pas les inconvénients des vrais: il ne trompait pas Marielle, il ne buvait pas de bière, il ne l'avait pas non plus abandonnée après lui avoir mis un baigneur dans le tiroir. Du coup, si je prenais les prières au sérieux, je cessais d'être un bâtard et ma chère Maman devenait une sainte. Cette idée me traversa l'esprit un dimanche alors que je terminais l'énorme pilon d'une oie bien grillée au four par Noémie.
-Je suis le fils de Dieu, alors? Demandais-je au père Duciel. Cela le fit rire:
-Evidemment ! Tu as l'air de faire une découverte.
-Alors, c'est lui qui a engrossé Maman?
-Tu en as un langage ! Ta pauvre mère est une sainte qui paie bien cher la confiance qu'elle a mise... il s'interrompit. Le Joe n'est pas un mauvais bougre, mais il n'est pas doué pour les affaires, et puis, il est faible, surtout avec les femmes. Pauvre Marielle... C'était là un charabia obscur et qui pourtant m'éclaira. J'étais le fils de Dieu, rien de moins. Comme Zeus, il avait dû prendre une belle apparence pour séduire Marielle et lui faire porter son fils. J'étais donc un demi-dieu. Un humain aux pouvoirs surnaturels, peut-être immortel, allez savoir.
Ce dimanche-là, Mado et sa mère étaient attendues pour le café. Maman avait fait un gâteau, ça sentait bon la levure et la vanille. Je croisai les garnements sur le perron. Où allez-vous, tous les deux?
-Au cinéma, la tante a donné des sous.
-Tâchez de rentrer à l'heure pour me réciter vos leçons, et évitez Hugo, compris?
-Compris. Ils détalèrent. On voyait bien qu'eux, ils étaient les fils de Joe, un simple mortel; c'est pour ça qu'ils étaient si superficiels! Je trouvai les femmes à la cuisine, devant leur tasse de café, mangeant à la cuillère le gâteau de Maman et lui faisant grands compliments pour ses talents de pâtissière.
-Tu as plus de talent pour les gâteaux que pour les chaussures, disait sa soeur.
-Sans doute, mais heureusement qu'on ne s'est pas lancés dans la restauration, avec mon soiffard, tu vois le tableau! Répondait Maman et elles riaient de bon coeur toutes les trois. Je m'assis à mon tour, bus mon café bien noir et appréciai le gâteau. Il aurait été encore meilleur avec de la crème anglaise. Mais je ne le fis pas remarquer. Maman avait sans doute pensé la même chose, puis elle avait renoncé par mesure d'économies...
-On va se promener? demanda Mado, l'air de rien. On y va, lui dis-je.