-Déjà que je ne peux pas compter sur ton père, dit-elle entre deux sanglots, si toi aussi tu disparais, qu'est-ce que je vais devenir ? Tes frères ne font que des âneries: le voisin les a chopés en train de déterrer ses carottes, il est venu faire du scandale pour une fois que j'avais une cliente. Tu imagines ! Elle a déguerpi sans avoir essayé les escarpins qu'elle convoitait. Je suis sûre qu'elle va me faire une réputation, celle-là !
J'ai embrassé Maman. Je n'ai pas donné de précisions quand elle a demandé: mais enfin, où étais-tu? Inutile d'ajouter de la peine à ses soucis. je compris que j'étais promu chef de famille, rude tâche pour un gamin timide de treize ans !
Et Dieu, dans tout ça? comme dirait l'autre. J'y viens. Maman m'avait présenté au prêtre, mais étant donné la situation matérielle dans laquelle on se trouvait, le père Duciel m'avait pris sous son aile: je servais la messe le dimanche, et après, je partageais avec lui le plantureux repas préparé par Noémie, sa bonne, dont on disait à mi-mots qu'elle était aussi sa maîtresse. Moi, la morale du prêtre m'était bien égale. Sa table, en revanche, valait bien deux ou trois génuflexions et le port d'une robe brodée... je fus donc enfant de choeur pendant pas mal d'années, sans trop me poser de questions. J'aimais l'odeur de l'encens, les chamts accompagnés à l'harmonium et la tarte aux pommes de Noémie. Quant à Dieu, il ne faisait aucun doute pour personne qu'il existait et je croyais dur comme fer qu'il passait son temps à m'espionner quand je me masturbais en pensant à Mado et à se demander si je méritais bien tous les plaisirs dont il me comblait. Je le priais régulièrement de me rendre mon vrai père et de me délivrer de l'affreux Joe et de donner à ma chère Maman un peu plus de bonheur, c'est à dire de l'argent.