A compter de ce jour, les choses ont changé pour moi. Les types de la bande se sont mis à me regarder autrement, puis à me saluer, puis à me parler. Ça a commencé par Pierrot, un gars solide et profondément gentil qui n'aurait jamais dû se prendre pour un malfrat; puis d'autres se sont joints à nos conversations, l'air de rien. Thomas, Jeannot, Mathias, bref, presqu'une douzaine de mecs tous plus âgés que moi, et qui m'avaient toujours méprisé. Moi, je ne me sentais pas une âme de chef de bande, mais j'étais content d'avoir des amis. On se baladait en discutant de tout et de rien. Ils me demandaient mon avis sur les petits commerces auxquels ils se livraient à la sortie du lycée, par exemple et quand je le leur déconseillais, en faisant remarquer que non seulement ils risquaient de se faire arrêter par les flics, mais que, surtout, ils empoisonnaient les copains en enrichissant des sales types, ils me faisaient remarquer que sans ce petit pécule, ils ne pourraient pas porter des Nike. Raisonnement imparable!
-La belle affaire ! Disais-je. Les tennis qui font de vous des criminels sont fabriquées par des gamins affamés. En achetant ces godasses, vous encouragez les esclavagistes, c'est tout. Ils n'avaient pas pensé à ça. Parfois on marchait sur le chemin de halage. Je prenais grand soin de ne pas m'aventurer du côté de la cachette où Mado m'emmenait: je craignais trop de la trouver en pleines galipettes avec un autre, mon coeur sensible aurait sans doute beaucoup saigné. Le sujet des filles et du sexe occupait évidemment nos esprits. Mes compagnons avaient bien compris la leçon, mais ils avaient des besoins et les filles aussi. Jeannot dit un jour les filles que je caresse, je les respecte. Je n'ai jamais violé personne. Elles sont consentantes, d'ailleurs, et ça nous fait plaisir à tous les deux. Il n'avait pas tort, Jeannot, mais je lui demandai:
-Tu utilises des préservatifs?
-Les filles prennent la pilule, maintenant, tu ne le sais pas?
_D'abord, un oubli est toujours possible, et puis la pilule ne protège pas du sida ! Au regard éberlué qu'on me lança, je compris que ces garçons bien de leur temps avec leurs smart phones, leurs Nike et le reste ne savaient pas grand-chose de leur propre corps. Moi qui étais beaucoup resté enfermé à lire, à écouter la radio, à suivre les infos, j'en savais beaucoup plus qu'eux. Donc, j'expliquai.
-Tu es un vrai savant ! disaient-ils, admiratifs. Je ne l'étais pas, enfin, pas vraiment. Ce que je sais, vous pourriez le savoir aussi.. J'aurais pu ajouter que s'ils avaient suivi les cours au lieu d'envoyer des textos, ils auraient été aussi savants que moi, mais je me taisais. Après tout, cela me flattait de devenir une sorte de gourou. L'orgueil est une chose terrible...