Le combat avec le dragon (3)
Siegfried dit au dragon (lequel, rappelons-le, était coincé entre les troncs auxquels il avait lui-même mis le feu !)
-Tu vois, si tu peux me faire du mal, je peux t'en faire aussi. Il sortit de son sac le filet qu'il avait mis plusieurs mois à fabriquer. Voilà, se dit-il, je vais pouvoir l'essayer. il lança le filet sur le dragon et sur les troncs d'arbres. Emprisonné, le dragon mourut dans ses propres flammes.
Alors, il arriva une chose incroyable: Siegfried s'endormit. Peut-être était-il épuisé? un pareil combat avait dû secréter une telle quantité d'adrénaline que même épuisé, il n'aurait jamais dû céder au sommeil; Mais le fait est là: Siegfried s'endormit. Je peux éventuellement imaginer la cause de ce sommeil: il était midi, Siegfried était blond. Il avait arraché tous les arbres durant ce combat, le soleil brûlait sa tête, il était échauffé... bref, il avait pris un coup de soleil et il était tombé dans les pommes. Il fut réveillé par une douleur à la main: le dragon, en se consumant dans le bucher, perdait toute sa graisse et celle-ci dévalant la colline, atteignait la main de Siegfried, ce qui le réveilla. Il souffla dessus, ça faisait très mal et la graisse ne voulait pas partir. Il tenta de l'essuyer, elle tenait bon; de la gratter, elle résistait. Quand elle eut refroidi, elle lui faisait comme une seconde peau et cette peau était impossible à transpercer. Sortant son poignard, il tenta de l'entailler; impossible.
-Oh, oh ! Siegfried eut tôt fait de piger: voilà ma chance. Ça me fera mal une minute, mais ensuite, de ma vie je n'aurai plus jamais mal ! Il fit couler la graisse du dragon dans un creux, attendit que la température fût supportable, quitta ses vêtements et se roula dedans. Il était devenu invincible ! A compter de ce jour, on le surnomma "Siegfried à la carapace."
Je disais plus haut qu'on était là dans la partie merveilleuse de l'histoire. Les contes contiennent toujours une dose de magie: tout y est vivant, tout a des sentiments: les hommes, les dragons, mais aussi les rochers et les plantes. Il y avait là un petit tilleul que Siegfried n'avait pas arraché, trop petit pour être lancé utilement sur le dragon. Ce petit tilleul vit là une occasion de venger ses frères incendiés. (ce petit tilleul partageait l'avis de Mime le forgeron: la force grossière ne peut être vaincue que par la finesse.) Alors, pendant que Siegfried se roulait dans la graisse chaude du dragon, il laissa tomber une de ses feuilles. Elle tomba en titubant - et ne croyez pas qu'elle était inconsciente de de son futur rôle dans la vie du héros - elle se balança dans l'air, fut soulevée encore par un souffle ascendant, puis tomba sur le dos de Siegfried. Elle resta là, et la graisse du dragon coula sur elle. Quand la graisse fut froide, elle tomba. L'endroit où la feuille était tombée était le seul point où Siegfried était vulnérable. Et cet endroit était juste en face de son coeur. Mais ça, Siegfried ne le savait pas.
Nous connaissons des histoires de héros invincibles: Achille, par exemple appartient à ce type de héros qui ne peuvent être blessés. Mais cette propriété est toujours lacunaire, un endroit du corps reste semblable au nôtre. Chez Achille, c'est le tendon, chez Siegfried, c'est cette petite tache dans le dos en forme de feuille de tilleul... Naturellement, il existe d'autres versions de ce combat avec le dragon. Beaucoup prétendent que Siegfried ne s'est pas roulé dans la graisse du monstre. Il l'aurait transpercé de son épée et c'est le sang du dragon qui l'aurait rendu invincible, pas la graisse. C'est la variante héroïque, celle que défendent ceux qui ne veulent en aucun cas que Siegfried ressemble à une frite. Qui préfère cette version peut y croire. Et pour celui qui la raconte, elle est vraie, évidemment.