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Des écrits poétiques et littéraires agrémentés de photos ou de tableaux et aquarelles... le monde sensible transfiguré par les mots et les couleurs.

Le Tiroir à Photos (fin)

Publié le 3 Septembre 2014 par Nicole Fack in Récit

LE TIROIR VIDE

Au fur et à mesure que nous grandissions, le tiroir perdait de son intérêt. La photographie se banalisait, se démocratisait, devenait abondante, presque pléthorique. Un réaménagement de la maison justifia une modification d'attribution pour le fameux tiroir. Les photos furent serrées dans une grande boîte en fer décorée de plusieurs portraits du bon pape Jean XXIII, le jovial. J'ignore comment cette oeuvre d'art avait pu atterrir dans cette maison peuplée plutôt d'agnostiques, voire de mécréants; un cadeau sans doute. Je n'habitais plus là; j'étais mariée et j'habitais Paris. J'avais laissé les brumes ardennaises et les photos qui m'occupaient désormais étaient celles de mes enfants. Moi qui suis organisée, je les rangeais dans des albums avec dates et commentaires.

Et puis la nouvelle est tombée, brutale: maman n'avait pas résisté au cancer qui avait sournoisement attaqué son intestin, elle qui avait toujours redouté la tuberculose. Ses craintes n'avaient pas suivi l'évolution de la médecine... Après cet événement tragique et par essence inattendu - on n'attend jamais la mort de sa propre mère - j'ai ouvert la fameuse boîte. Les photos s'y trouvaient serrées, étouffées, elles ne respiraient plus, alors qu'autrefois le simple fait d'ouvrir le tiroir les mettait en mouvement, faisant surgir les unes tandis que les autres, timides se cachaient. J'ai voulu les ordonner dans un album pour que nous puissions les consulter encore et nos enfants après nous. Tâche impossible. Je me suis rendu compte que je ne connaissais que quelques histoires et que beaucoup de ces images étaient de pures énigmes. Des groupes de militaires que je ne pouvais pas dater au milieu desquels j'ignorais quel visage pouvait bien avoir un rapport avec moi, des enfants chapeautés, assis dans des jardins inconnus, des femmes endimanchées. Mystère total. J'étais sidérée de constater mon ignorance.

Un jour, il y a quelques années, je suis allée au musée d'art moderne de la ville de Paris, où j'ai vu pour la première fois, une installation de Christian Boltanski. Univers saisissant de lits d'enfants vides, d'objets trouvés en mal de propriétaire, une façon magistrale de parler de l'absence, de la montrer, palpable. Dans la première salle, on pouvait voir les murs couverts de haut en bas de boîtes en fer, toutes identiques, posées sur la tranche et portant chacune un photo noir et blanc, légèrement floue à cause de l'agrandissement. On avait l'impression de se trouver dans une salle d'archives, au milieu de centaines de dossiers identifiés non par des titres, mais par des visages. Effet poignant, car ces boîtes étaient vides qui auraient dû contenir le souvenir de ces gens à jamais disparus. Les larmes aux yeux, je regardais ces regards qui me regardaient et j'avais l'impression que je les connaissais tous. J'avais rouvert le tiroir à photo et les morts reprenaient vie, ils me souriaient, ils m'interpellaient, ils convoquaient pour moi l'entière humanité. Mes morts à moi et ceux des autres confondus dans ce sentiment extraordinaire de l'évidente proximité.

Le Tiroir à Photos (fin)
Le Tiroir à Photos (fin)
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