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Des écrits poétiques et littéraires agrémentés de photos ou de tableaux et aquarelles... le monde sensible transfiguré par les mots et les couleurs.

Le Tiroir à Photos (13)

Publié le 2 Septembre 2014 par Nicole Fack in Récit

LA PLAGE

C'était une sorte d'énigme. Nous qui n'allions jamais en vacances pour cause d'impécuniosité, pour ne pas dire de misère, nous avions dans notre tiroir des photos prises sur une plage: Maman et ses deux premiers enfants, sa soeur, le mari de celle-ci et leurs enfants. La guerre avait provoqué deux voyages, celui de mon père vers un Stalag de Poméranie et celui de la famille vers les Sables d'Olonne où les autorités avaient évacué la population ardennaise in-extremis. Les réfugiés, même s'ils étaient dans l'incertitude de la séparation et dans l'incertitude de l'avenir, découvraient la mer, ses marées, ses tempêtes, ses crustacés et ses plages. Il fallut bien manger du poisson. On n'avait pas l'habitude, on la prit. On apprit aussi à décortiquer des crevettes, à curer les araignées de mer à casser les pinces de crabes. Tout ça quand les Allemands daignaient vous en laisser, évidemment.

Et puis il fallut accepter l'horizon infini: en voilà un pré ! avait dit mon grand-père en voyant la verte étendue de l'océan. Plus de collines, plus de forêts. On savait se baigner dans la Meuse, on joua avec les vagues et quand on but la tasse, on constata qu'en effet, l'eau de mer est - terriblement - salée. Les maillots de bain étaient taillés dans de vieux maillots de corps, mais peu importe. Les enfants de cette époque ignoraient la tyrannie de la mode et des marques. L'essentiel pour eux, était de jouer, même en temps de guerre. Ils ne s'en privaient pas.

Celui qui faisait les photos, c'était mon oncle. Il avait de l'argent, lui, parce qu'il était forain et non ouvrier comme mes parents. Pourquoi il n'était pas sous les drapeaux, je l'ignore. A cause de la débâcle, peut-être? Ce n'était pas un grand artiste, certaines images étaient des contre-jour involontaires de telle sorte que les visages, parfois, apparaissent sombres et peu identifiables. Sur l'une d'elles, maman et sa soeur sont en train de tricoter. Banal, direz-vous. Pas tant que ça: la pénurie faisait que les mères passaient leur temps à détricoter pour pouvoir retricoter en combinant différemment les couleurs. Venait inévitablement le moment où le fil était si usé qu'il devenait inutilisable. Qu'à cela ne tienne, on mettait le peloton de côté, on ne sait jamais !..

Quand des Sablaises passaient devant des Ardennaises occupées à ce travail, elles reconnaissaient immédiatement leur origine géographique. En effet, nous avons la particularité de coincer l'aiguille droite sous le bras, alors que les autres tricoteuses ne coincent rien du tout et que certaines tiennent même lesdites aiguilles au-dessus de la main comme un stylo et non en-dessous. Chaque femme regardait donc l'autre avec beaucoup de curiosité, se disant: comment peut-elle tenir son travail de cette façon? moi, je n'y arriverais jamais, ce n'est pas pratique... Comme quoi, les voyages, même forcés, vous ouvrent des horizons.

Ces images, petites, bordées de blanc et crantées nous semblaient venir d'un autre monde, à nous qui sommes nés après la guerre. Nous n'avons jamais envié notre frère et notre soeur d'avoir eu la chance de connaître la plage, même si parfois, nous nous demandions quand nous verrions la mer, nous aussi. Les récits terrifiants qui accompagnaient les autres photos suffisaient à relativiser le privilège dont ils avaient joui. Après tout, on peut plonger dans la Meuse, il y a moins de vagues et c'est moins salé !

Le Tiroir à Photos (13)
Le Tiroir à Photos (13)
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