PHOTOS DE QUARTIER
Autrefois, au début du siècle précédent, le vingtième, les gens ne possédaient pas d'appareil photo. C'est pourquoi on ne faisait des photos que dans les grandes occasions et chez l'artiste lui-même. Mais il y eut aussi des sortes de colporteurs qui apparaissaient tout à coup dans un quartier, sur une place, et qui rassemblaient les voisins, les passants, immortalisant un coin de rue avec ses habitants petits et grands. Je me souviens d'une de ces images prise au coin d'une rue, dans les années dix neuf cent trente. Ce doit être l'été, car les hommes en pantalon sombre, sont en bras de chemise. Certains tiennent à la main leur chapeau de paille à la demande du photographe, afin de ne pas masquer ceux qui sont derrière. Sur le côté se tient une jeune fille, en robe fleurie sans manches. La taille n'est pas marquée et une fausse ceinture, sur les hanches, marque le haut du volant à la mode dites charleston. Les cheveux sont courts, comme il se devait alors, quand on avait l'audace de la jeunesse. C'est notre mère. Elle regarde l'objectif avec son air bienveillant et réservé, mais ce qui frappe, c'est qu'elle semble prête à danser. C'est à peine si son pied gauche repose sur le sol. Cela donne à sa silhouette un aspect extrêmement léger, alors qu'elle n'est pas particulièrement menue.
En ce temps-là, le carnaval était un événement auquel chacun participait et ma mère, comme tous les autres jeunes, se déguisait avec soin et dissimulait son visage derrière un loup à longue voilette de dentelle. Peine perdue: Si tu ne veux pas qu'on te reconnaisse, ce n'est pas ta figure qu'il faut masquer, c'est ta démarche, craint-on à cette Margot au pas dansant. Elle riait. Elle en a ri pendant des années, jusqu'à ce qu'elle se mette à souffrir le martyr de la coxarthrose. Elle était née, sans doute, avec une coxalgie congénitale, malformation bénigne de nos jours et qu'on corrige en langeant les bébés en abduction. Dès quarante ans, son articulation était détruite. De dansante, sa démarche était devenue boiteuse. Il lui arrivait de chuter et de se blesser.
Elle souffrit beaucoup. Les médecins, prétendant que les rhumatismes sont une garantie de longue vie, on ne la soignaient pas. A l'époque, on ne cherchait pas à soulager la douleur: les humains n'étaient pas censés vivre sans souffrir. Les pauvres encore moins que les autres. On accouchait dans la douleur et le nouveau-né, soulevé par les pieds, était frappé jusqu'à ce qu'il crie... on avait mal aux dents, au ventre, à la tête, on n'était pas vacciné et on mourait de tuberculose en crachant ses poumons, espérant, sans trop y croire, une vie meilleure après la mort...